L’Art, Les cahiers rouges

« Aujourd’hui les artistes et ceux qui les aiment font l’effet d’animaux fossiles. Figurez-vous des megatheriums ou un diplodocus se promenant dans les rues de Paris. Voilà l’impression que nous devons produire sur nos contemporains.

Notre époque est celle des ingénieurs et des usiniers, mais non point celle des artistes. L’on recherche l’utilité dans la vie moderne: l’on s’efforce d’améliorer matériellement l’existence: la science invente tous les jours de nouveaux procédés pour alimenter, vêtir ou transporter les hommes: elle fabrique économiquement de mauvais produits pour donner au plus grand nombre des jouissances frelatées: il est vrai qu’elle apporte aussi des perfectionnements réels à la satisfaction de tous nos besoins. Mais l’esprit, mais la pensée, mais le rêve, il n’en est plus question. L’art est mort.

L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est elle-même animée. C’est la joie de l’intelligence qui voit clair dans l’univers et qui le recrée en l’illuminant de conscience. L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre.

Mais aujourd’hui l’humanité croit pouvoir se passer d’art. Elle ne veut plus méditer, contempler, rêver: elle veut jouir physiquement. Les hautes et les profondes vérités lui sont indifférentes: il lui suffit de contenter ses appétits corporels. L’humanité présente est bestiale: elle n’a que faire des artistes. »

« En somme, la Beauté est partout. Ce n’est point elle qui manque à nos yeux, mais nos yeux qui manquent à l’apercevoir. La Beauté, c’est le caractère et l’expression. »

A.Rodin, L’Art, Les cahiers rouges, Grasset, pp 12-13, 96

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